Salvador Ramos avait 18 ans, tout comme l’auteur de la récente fusillade de Buffalo et tant d’autres. Pour les jeunes Américains, qui ont grandi dans l’ère des tueries de masse, les armes à feu sont à la fois un objet courant et une menace.
C’est un phénomène qui suscite depuis longtemps l’attention des chercheurs spécialisés dans les armes à feu: un grand nombre de fusillades de masse (plus de trois ou quatre personnes tuées, selon les définitions) aux États-Unis sont commises par des hommes relativement jeunes, âgés en moyenne de 33,2 ans.
Pour les tueries en milieu scolaire, l’âge moyen tombe même à 18 ans d’après les données collectées par l’association de prévention The Violence Project qui a recensé tous ces actes entre 1966 et 2019 et analysé le profil de leurs auteurs.
Le tireur d’Uvalde n’échappe pas à la règle. Jeune homme solitaire, il venait de fêter son 18e anniversaire quand il a ouvert le feu, mardi 24 mai, dans l’école élémentaire Robb, tuant 21 personnes, dont 19 enfants de moins de 10 ans, au moyen d’une arme qu’il s’est offerte en guise de cadeau. Dix jours plus tôt, à près de 3 000 kilomètres de là, dans un supermarché de Buffalo (New York), un autre homme de 18 ans prenait la vie de dix personnes.
Élevés dans l’ère des fusillades de masse
«Historiquement, les crimes, quelle que soit leur nature, sont essentiellement le fait de jeunes hommes, observe Robert Spitzer, professeur émérite à l’Université d’État de New York (Suny) à Cortland et spécialiste de la politique des armes à feu. Ils tendent à développer leur maturité plus tardivement que les femmes. Ils internalisent moins leurs problèmes, un trait de caractère renforcé par les équipes sportives ou les autres cercles masculins qu’ils fréquentent.»
Sur les armes à feu, les jeunes Américains évoluent au croisement de tendances contradictoires. Élevés dans l’ère des fusillades de masse dans les écoles, ils ont fréquenté des établissements qui pratiquent des « simulations de tireur actif » (active shooter drills) pour tester les dispositifs de sécurité. Neuf écoles sur dix mènent de tels entraînements. Une réalité qui contribue, selon les experts, à l’apparition de symptômes de dépression, d’anxiété voire d’inquiétude envers la mort.
Dans le même temps, ces jeunes vivent dans une époque de vulgarisation des armes à feu. Outre qu’elles circulent dans des quantités toujours plus importantes, celles-ci ont investi, sous la forme d’images et de discussions, de nouveaux espaces de communication prisés de la jeunesse : plateformes de vidéos YouTube et TikTok, podcasts, jeux vidéo…
Et avec Internet et le développement de nouvelles technologies, il est devenu très simple de se procurer des armes, même dans les États pourvus de lois très strictes, comme le montre la chasse aux « ghost guns » en Californie. Ces armes intraçables sont achetées en pièces détachées en ligne et sont très faciles à assembler grâce à une imprimante 3D.
Regain d’achats pendant la pandémie
Certes, les « milléniaux » (nés dans les années 1980 à 2000) possèdent moins d’armes que les générations précédentes (27 %), mais la pandémie aurait suscité un regain d’intérêt au sein de cette population. Plusieurs vendeurs d’armes ont vu débarquer dans leurs boutiques des primo-acheteurs, plus jeunes, désireux de se mettre à la chasse ou au tir sportif pendant la crise sanitaire. La montée des préoccupations sécuritaires, sur fond de hausse de la violence dans les grandes villes, a aussi pu jouer un rôle.
Les rares enquêtes sur les jeunes Américains et les armes traduisent cette ambivalence. Alors qu’ils se montrent très libéraux sur la légalisation du cannabis ou le mariage des homosexuels, les « Gen Z » (nés autour de 1998) et les « milléniaux » demeurent plus conservateurs que leurs aînés sur la réglementation des armes. Tout en fustigeant la NRA (National Rifle Association), le puissant lobby pro-armes, les 18-29 ans se montrent plus opposés à l’interdiction des armes d’assaut adoptée en 1994 que les Américains plus âgés (49 % contre 55 % pour les 30-49 ans, selon l’Institut Pew en 2015).
Interrogé par le site Politico en 2020, le professeur de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) Adam Winkler, qui fait autorité sur le sujet des armes à feu, explique cette contradiction apparente : «Cela reflète une identité tiraillée. D’un côté, ils pensent que les armes protègent. De l’autre, ils reconnaissent qu’il y a un vrai problème aux États-Unis et qu’il faut faire davantage pour s’assurer qu’elles ne tombent pas dans les mauvaises mains.»
Solitaires, blancs, peu éduqués
Les profils des tueurs sont à la fois uniques et semblables. Outre leur proximité d’âge, ils sont souvent solitaires et n’ont pas de casier judiciaire. Ils sont blancs et peu éduqués. Ce n’est guère étonnant : la population blanche faiblement diplômée est la plus armée de tous les groupes raciaux.
La recherche sur le sujet a révélé que l’accumulation de pistolets et de fusils était une manière pour ce groupe fragilisé par les évolutions démographiques de réaffirmer son identité et son autorité. Dans les foyers où des armes sont présentes, les jeunes hommes les intègrent à leur quotidien. Ils participent à des activités de tir plus que les femmes et acquièrent leur propre arme plus tôt dans la vie (18 ans contre 27 en moyenne, selon l’Institut Pew).
Autre point commun : les auteurs de carnages souffrent pour beaucoup de maladies mentales et de traumatismes «sévères» hérités de l’enfance (suicide d’un parent, violences domestiques…), selon The Violence Project, qui préconise le développement d’interventions précoces en milieu scolaire pour identifier les cas problématiques. Ce ne sont pas ces maux psychologiques qui provoquent la tuerie, mais un moment de « crise », comme un licenciement ou une humiliation quelconque.
«Beaucoup de jeunes hommes grandissant dans des milieux défavorisés ne sont pas formés à la gestion de la colère ou du stress. Ils n’ont pas accès à des professionnels de la santé mentale pour les accompagner. Avec les incertitudes causées par la pandémie, des tensions mineures prennent des proportions dramatiques. Et si on ajoute des armes à feu dans tout ça, on aboutit rapidement à des bains de sang», explique Andre Mitchell, fondateur de l’association new-yorkaise Man Up !, qui aide des jeunes hommes en difficulté sociale à se remettre sur pied.
La fusillade comme «acte final»
Les chercheurs du Violence Project ont montré que 92 % des auteurs de fusillades dans des maternelles jusqu’au lycée, au cours des cinquante dernières années, étaient suicidaires. Une proportion qui grimpe à 100 % pour les tueries commises dans les universités.
«Dans tous les cas, la fusillade devait être leur acte final. Certes, ils tuent d’autres personnes, mais ils commettent avant tout des meurtres-suicides. Ils n’ont pas l’intention de survivre à la fusillade», observe Jillian Peterson, l’une des fondatrices du Violence Project. «Ces jeunes laissent souvent des indices sur les réseaux sociaux à propos de leur futur crime, ce qui peut permettre de les stopper avant qu’il ne soit trop tard», explique Robert Spitzer.
Les adolescents ou jeunes adultes américains en possession d’une arme la retournent de plus en plus contre eux-mêmes. D’après la Nami, une association qui milite pour un meilleur accès aux services de santé mentale, entre 2008 et 2018, les suicides par arme à feu chez les 15-24 ans ont bondi de 50 %.